Abbé Gleize : Amoris laetita favorise une nouvelle forme d’hérésie
La revue du Courrier de Rome a publié en janvier 2017 une étude de l’abbé Jean-Michel Gleize, professeur d’ecclésiologie au Séminaire Saint-Pie X à Ecône, en Suisse. Dans une série de six articles, l’abbé Gleize analyse la question du pape hérétique, qui a ressurgi à l’occasion de la publication, le 19 mars 2016, de l’Exhortation apostolique Amoris laetitia du pape François sur l’amour dans la famille. Le chapitre 8 a levé de graves doutes dans la conscience des catholiques quant à plusieurs aspects essentiels de la morale catholique.
L’abbé Gleize a accepté de revenir sur cette étude importante, où il manifeste que l’on ne peut pas accuser le pape d’être formellement hérétique, bien qu’il favorise de fait l’hérésie sur l’indissolubilité du mariage.
Pour ceux qui n’ont pas lu vos articles, pourriez-vous les résumer en quelques lignes ?
J’ai voulu donner quelques éléments de réponse au grave problème posé à la conscience catholique par Amoris laetitia et aussi plus généralement par toute l’attitude du pape François. Il est clair que le pape n’est pas absolument infaillible, en dehors des conditions précises que nous indique la révélation divine. Il peut donc commettre des erreurs. Est-il possible qu’il aille jusqu’à l’hérésie ? Et s’il va jusque-là, perd-il le pontificat ? La réponse à ces deux questions n’est pas simple, car elle fait intervenir plusieurs données de la théologie. Disons que le pape peut tomber dans l’hérésie, mais que seul le Christ aurait pouvoir sur lui pour lui retirer sa fonction. Dans ces conditions, peut-on dire que le pape François va jusqu’à l’hérésie dans Amoris laetitia ? L’hérésie est une prise de position théorique, contraire au dogme ; François ne nie pas le dogme en théorie, mais autorise une discipline et une pratique contraires à celles qui devraient normalement découler du dogme. Amoris laetitia réaffirme l’indissolubilité du mariage, mais dit qu’il est possible de se comporter à l’égard des divorcés remariés comme si leur attitude ne représentait pas une négation de l’indissolubilité. Croyez au dogme, mais en pratique vous pouvez vous comporter comme si le dogme n’était pas vrai. Voilà « l’hérésie », si c’en est une, du pape François. Ce n’est pas l’hérésie classique analysée par les théologiens jusqu’ici ; c’est une nouvelle forme d’hérésie, l’hérésie pratique de la subversion dans l’Eglise, où l’on rend les gens modernistes en les faisant vivre conformément à des présupposés modernistes.
Pensez-vous que le pontificat du pape François est la raison pour laquelle de telles questions deviennent plus fréquentes ?
Disons plutôt que le pontificat du pape François rend ces questions plus urgentes et plus évidentes. Avant, sous Jean-Paul II et Benoît XVI, nous avions déjà affaire à une très mauvaise théologie, qui entraînait de graves conséquences pour l’Eglise. L’origine de tout cela est le concile Vatican II, avec sa trilogie d’erreurs opposées à toute la Tradition catholique : l’œcuménisme, la collégialité et la liberté religieuse. Le faux principe de la liberté religieuse contient en germe toute la nouvelle morale relativiste, la morale de situation qui commence à être explicitée dans Amoris laetitia. Jusqu’à présent, ces conséquences morales restaient seulement en germe et, de Paul VI à Benoît XVI, les papes conservateurs en morale n’ont pas voulu aller trop loin. La théologie du corps de Jean-Paul II, par exemple, maintient encore les principales conclusions de la morale traditionnelle (contre le divorce et l’union libre) même si elle les fait reposer sur des principes faussés. A présent, François se montre plus logique que ses prédécesseurs, et il tire les vraies conséquences de ces principes faussés : la primauté de la personne entraîne la relativisation de la morale, dans tous les domaines.
Certains pensent que Amoris laetitia permet objectivement l’adultère (n°303) et que cela est suffisant pour rendre le document hérétique. Que répondez-vous ?
Vous pouvez permettre l’intoxication alimentaire en disant qu’il est bon et légitime d’intoxiquer les gens. Vous pouvez aussi la permettre en disant que c’est un devoir grave de préserver la santé et d’éviter de distribuer des aliments toxiques, mais en ajoutant que ceux qui mettent du poison dans la soupe qu’ils vendent ont droit au respect et ne doivent pas faire l’objet d’une quelconque discrimination. Amoris laetitia procède de la seconde manière. François dit que l’indissolubilité du mariage est un devoir grave, mais il ajoute que les adultères ne doivent pas faire l’objet d’une discrimination. Cela revient à interdire l’adultère en théorie et à le permettre en pratique. Le document serait hérétique s’il permettait l’adultère en théorie. S’il l’interdit en théorie, il n’est pas hérétique. Mais comme il le permet en pratique, on doit dire que, sans être hérétique, il favorise l’hérésie. Cela est bien subtil, mais le modernisme est subtil.
L’Eglise a-t-elle le devoir de déterminer la culpabilité de ceux qui vivent dans le péché ?
Il y aurait ici une distinction très importante à faire. Car les pasteurs de l’Eglise doivent tout d’abord déterminer, pour l’indiquer aux fidèles, ce qui est péché et ce qui ne l’est pas, et parmi les péchés quels sont ceux qui sont graves, en raison de leur objet. Et certains péchés peuvent prendre la forme non seulement d’un acte passager (comme le péché de fornication ou d’adultère) mais aussi d’une situation objective régulière (comme l’union libre du concubinage ou celle de l’adultère), qui représente un scandale. De ce point de vue, les pasteurs ont le devoir de qualifier la valeur morale, bonne ou mauvaise, des actes publics. Car ces actes, du fait qu’ils sont publics, prennent la valeur d’un exemple et d’une incitation au bien comme au mal. C’est le devoir du bon pasteur de signaler aux brebis les mauvais chemins qui mènent au précipice et de les en écarter. En ce sens, l’Eglise a toujours le devoir de dire qu’il est coupable de vivre dans une union concubinaire ou adultère, même si elle n’affirme pas pour autant la culpabilité formelle de tous ceux qui vivent dans cet état.
L’Eglise est représentée aussi par les confesseurs, qui administrent le sacrement de pénitence. Le ministre du sacrement de pénitence est d’abord un juge et le confessionnal est désigné comme un « tribunal ». Juger, ce n’est pas condamner ; c’est déterminer si la personne qui s’accuse de ses péchés présente les dispositions requises pour en obtenir le pardon. Le confesseur pourra ensuite faire œuvre non plus de juge mais de médecin et de père, en pardonnant et en exerçant la miséricorde. Mais cette miséricorde suppose d’abord le discernement et le jugement. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le confesseur a le devoir d’interroger le pénitent, afin de pouvoir discerner s’il remplit les conditions requises. Ce discernement ne consiste pas nécessairement à déterminer la culpabilité passée ou actuelle du pénitent, mais le devoir incombe tout de même au prêtre de vérifier si la personne a accusé tous les péchés mortels commis, si elle les regrette sincèrement et si elle est résolue à ne plus les commettre à l’avenir. Le prêtre est donc amené à juger ici, au moins indirectement, d’une culpabilité possible, au cas où la personne n’aurait pas la contrition ou le ferme propos.
Il est dit dans Amoris laetitia (n°301) : "Par conséquent, il n’est plus possible de dire que tous ceux qui se trouvent dans une certaine situation dite ‘‘irrégulière’’ vivent dans une situation de péché mortel, privés de la grâce sanctifiante.” Le Concile de Trente n’enseigne-t-il pas que Dieu donne la grâce suffisante à chacun ? Et donc, à la lumière de cet enseignement, n’est-il pas juste de tenir cette impossibilité, comme le fait Amoris laetitia ? Car sinon, n’y aurait-il pas une contradiction entre dire que les âmes mises dans une situation irrégulière sont privées de la grâce et dire que Dieu donne sa grâce à chacun ?
Le concile de Trente réprouve exactement (au canon 17 du Décret sur la justification) l’erreur selon laquelle Dieu ne donne sa grâce qu’aux seuls prédestinés. Mais il affirme aussi dans le chapitre 11 que Dieu peut abandonner ceux qui l’abandonnent, c’est à dire que le refus de la grâce reste toujours possible. On doit donc dire le contraire de ce qu’affirme Amoris laetitia, pour rester conforme à ce qu’affirme le concile de Trente : Dieu donne sa grâce à tous, mais tous ne la reçoivent pas et donc certains en sont privés, parce qu’ils la refusent. En effet, oui, ceux qui vivent dans le péché sont privés de la grâce, mais c’est par leur faute et c’est parce que l’état de péché est déjà un refus de la grâce. On ne peut pas vivre dans le concubinage ou dans l’adultère, on ne peut pas vivre en méprisant la loi de Dieu sur le mariage et en même temps continuer à vivre dans l’amitié de Dieu, en recevant la grâce. Il est vrai qu’en raison d’une certaine ignorance, certains parmi ceux qui vivent en situation irrégulière ne seront pas tout de suite privés de la grâce. Mais on doit quand même dire que parmi eux il y en a aussi qui sont privés de la grâce, parce qu’ils ne sont pas dans l’ignorance. Et on doit dire aussi que la situation irrégulière reste en tant que telle une situation où l’on se prive normalement de la grâce, sauf exception à prouver d’une ignorance invincible. Le passage d’Amoris laetitia reste donc très ambigu et réducteur. Il favorise certainement une mauvaise lecture.
Vous affirmez que, comme c’est fréquemment le cas depuis le Concile, le pape François suit une méthode où il ne veut pas définir ou être précis, refusant par là d’affirmer ou de nier. Mais Ludwig Ott, un théologien allemand, dit : “En décidant du sens d’un texte, l’Eglise ne prononce pas de jugement sur l’intention subjective de l’auteur, mais sur le sens objectif du texte”. Pourriez-vous expliquer ?
Ce que dit le père Ott est vrai, et la conséquence en est que, lorsque nous avons affaire précisément au sens objectif d’un texte, surtout lorsque ce sens est suffisamment clair, l’intention subjective de l’auteur ne peut jamais rien y changer. Par exemple, si le concile Vatican II enseigne le droit à la liberté de ne pas être empêché de propager publiquement l’erreur, cela équivaut clairement à donner la liberté de propager publiquement l’erreur, car ce droit négatif repose nécessairement sur un droit positif. Tous les évêques et tous les théologiens de la terre auront beau dire que, en promulguant et en appliquant ce texte, le pape n’a eu pas l’intention d’autoriser la liberté de propager l’erreur, il reste que le texte autorise objectivement cette liberté et l’intention de Jean-Paul II ou de Benoît XVI n’y change rien. Mais ici, avec le propos de François, il ne s’agit pas du sens objectif d’Amoris laetitia, il s’agit de la valeur ou du degré d’autorité du texte. Quel que soit le sens objectif dûment constaté d’un texte, le même texte avec le même sens objectif peut être présenté avec des valeurs très différentes : soit comme un dogme, soit comme une opinion théologique, soit comme une conclusion provisoire et contestable. Par exemple, nous pouvons dire que « Jésus Christ est Dieu », le sens objectif de cette affirmation est parfaitement clair. Mais pour le catholique c’est un dogme, tandis que pour le protestant de stricte obédience c’est une opinion, pour le protestant libéral c’est une hypothèse aujourd’hui contestable, pour le moderniste, c’est une formule d’utilité pratique et pour l’historien c’est l’état de conscience d’une époque donnée. Donc ici, dans Amoris laetitia, François dit bien ce qu’il dit et le sens objectif en est clair ; mais on ne sait pas si ce qu’il dit est un acte de Magistère, un acte de l’enseignement de la hiérarchie de l’Eglise, qui obligerait en conscience tous les fidèles et qui s’imposerait à l’encontre de tous les enseignements précédents qui disent le contraire. Ce sont des pistes de recherche, sans doute pour une réflexion qui chercherait à surmonter les contradictions. Car précisément, Amoris laetitia dit en même temps que le mariage est indissoluble et que les adultères ne sont plus problématiques.
Vous dites aussi que : “…il est encore possible d’éviter d’être uni de quelque façon que ce soit avec un pape notoirement hérétique, sans pour autant le considérer comme étant déchu de la papauté.” Pourriez-vous expliquer à quoi cela ressemblerait en pratique ?
Cela ne ressemble à rien, car cela correspond à une situation d’exception, une situation anormale, qu’un catholique ne peut ni prévoir à l’avance ni choisir de son plein gré. Cela correspond à une situation où la providence nous place et c’est toujours quasiment la seule où nous sommes bien obligés de nous placer si nous voulons demeurer fidèles. Aujourd’hui, c’est la situation des catholiques qui, tout en reconnaissant (jusqu’à preuve suffisante du contraire) que le pape est pape, refusent légitimement de lui obéir lorsque lui-même désobéit à Notre Seigneur et à tous ses prédécesseurs depuis saint Pierre. Nous reconnaissons le pape comme tel parce que nous prions publiquement pour lui, lors du Salut du Saint-Sacrement ou en mentionnant son nom au Canon de la sainte messe. Et aussi nous restons attentifs à toutes les initiatives nous concernant, venant du Saint-Siège de Rome, au lieu de les ignorer comme si ce Siège n’avait aucune importance pour nous, ne représentait aucune autorité à nos yeux.
Vous concluez disant qu’Amoris laetitia n’est pas hérétique mais “plutôt” favorise ou promeut l’hérésie. Pouvez-vous expliquer la distinction ?
C’est la distinction entre une affirmation de principe (« Le mariage n’est pas indissoluble ») et une façon d’agir dans la pratique (« Le mariage est indissoluble mais on ne doit pas imposer des discriminations dans l’Eglise aux adultères »). Celui qui favorise l’hérésie admet en pratique l’hérésie qu’il semble ne pas admettre en théorie. Cette façon de faire est propre aux catholiques libéraux, qui ne sont plus catholiques dans la mesure même où ils sont libéraux, dans leur manière d’agir.
Quelles lectures recommandez-vous pour approfondir le sujet ?
Pour le mariage, l’encyclique Casti connubii de Pie XI ; pour la subversion du mariage, c’est tout le problème du libéralisme catholique et du modernisme. Mgr Lefebvre, dans la Préface à son livre Ils L’ont découronné disait : « Si vous ne lisez pas, vous serez tôt ou tard des traîtres, parce que vous n’aurez pas compris la racine du mal » (p. 3). Il faut donc lire les bons ouvrages qui expliquent la mise en œuvre de cette subversion et de cette manipulation du libéralisme : Le Libéralisme est un péché de Dom Salva y Sardany ; Catholicisme et libéralisme du chanoine Roussel. Et les ouvrages de Mgr Lefebvre. Et le Courrier de Rome !
Numéro du Courrier de Rome consacré à la question du pape hérétique : Télécharger le fichier PDF sur le site Internet du Courrier de Rome
(Source : FSSPX/USA)