Tradition et modernisme ; l'encyclique Ecclesia de Eucharistia; la messe du 24 mai.
Chers Amis et Bienfaiteurs,
Tradition et modernisme
Commentant un incident survenu durant le Concile Vatican II et ayant trait à la collégialité, Monseigneur Henrici déclarait qu’il "illustre au moins clairement l’affrontement de deux traditions différentes de la doctrine théologique, qui ne pouvaient, au fond, se comprendre mutuellement."1 Cette petite phrase n’est pas anodine ; dans sa brièveté elle décrit la grande tragédie qui frappe l’Église depuis quarante ans. Deux pensées opposées, deux pensées qui ne peuvent pas se comprendre se livrent un combat sans merci dont l’enjeu n’est rien d’autre que la direction de l’Église.
Quinze ans après le concile, le pape Paul VI exprimait à peu près la même pensée à son ami Jean Guitton. "Il y a un grand trouble en ce moment dans l’Église et ce qui est en question, c’est la foi. Ce qui m’effraie, quand je considère le monde catholique c’est que, à l’intérieur du catholicisme, semble prévaloir parfois un courant de pensée de type non catholique et qu’il peut arriver que ce courant non catholique à l’intérieur du catholicisme l’emporte demain, mais il ne représentera jamais la pensée de l’Église. Il faut que subsiste un petit troupeau, aussi petit soit-il." Auparavant, le pape se demandait si nous étions dans les derniers temps.
Dans sa déclaration du 21 novembre 1974, en exprimant son adhésion inébranlable à la Rome éternelle et son rejet tout aussi déterminé de la Rome moderniste, Monseigneur Lefebvre ne disait pas autre chose.
On ne peut qu’être frappé de la concordance de l’analyse des trois personnes citées ci-dessus, surtout du fait qu’elles viennent d’horizons profondément différents. Tous les trois constatent l’existence d’une rivalité extraordinaire entre deux manières de voir, deux Weltanschauung (visions du monde) incompatibles au sein même de l’Église catholique. L’une de ces pensées n’est rien d’autre que l’enseignement traditionnel catholique, ce que l’Église a toujours et partout enseigné : la foi catholique avec toutes ses implications pratiques. L’autre est une pensée moderne, dénoncée par saint Pie X comme un modernisme agnostique et évolutionniste, et qui, de menace au début du XXe siècle, s’est transformée en véritable plaie gangrenant toute la vie de l’Église dans la deuxième moitié de ce même XXe siècle. Cette pensée de type non catholique a effectivement triomphé lors du concile. Depuis, elle paralyse la vie de la foi, la vie surnaturelle, par quantité de réformes imposées à l’Église au nom de l’esprit du Concile Vatican II.
Il y a une logique, une cohérence dans tout système de pensée ; et tout système de pensée tend à une réalisation concrète, à une action. Il est ainsi dans la nature des choses que cet ensemble d’efforts que l’on appelle réformes post-conciliaires, reflétant l’esprit de Vatican II, ait provoqué le désastre dont souffre l’Église depuis le Concile. Cette pensée est de soi étrangère à l’Église. Par quelque fissure, la fumée de Satan a pénétré dans le temple de Dieu. Affublée d’un apparat ecclésiastique, elle entend se faire passer aujourd’hui pour la norme catholique. À cause de notre opposition à ce système nouveau, nous avons été condamnés. La Tradition catholique que nous épousons a été rejetée de la vie de l’Église, au moins marginalisée, dépréciée comme désormais désuète.
Pour s’en rendre compte, considérons par exemple la profondeur des changements imposés à la vie religieuse, cette fleur si précieuse de la voie des conseils qui exprime au commun des fidèles et aux hommes du monde entier l’éloignement du monde comme chemin de la perfection chrétienne. "Si quelqu’un veut être mon disciple, qu’il se renonce, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive. Qu’il vende tous ses biens…" Ce qui a été en grande partie perdu dans la volonté de réforme de la vie religieuse et de son adaptation au monde d’aujourd’hui, ce n’est pas seulement un éloignement physique du monde, objet des conseils évangéliques, mais avant tout et plus profondément ce rejet du monde que demande l’Église par les promesses du baptême, avec toutes ses exigences nécessaires au salut. Cette perte se constate dans d’innombrables détails de la vie des Congrégations religieuses, comme par exemple la suppression du port de l’habit.
Il faut dire la même chose de la vie sacerdotale. Cette pensée étrangère à l’Église qui s’est introduite en Elle a profondément déstabilisé un élément encore plus profond et plus nécessaire à la vie du Corps mystique : le sacerdoce. La perte de la notion de sacrifice pour réparer les péchés, la perte du sens du sacrifice et même le rejet de la croix chez un nombre impressionnant de prêtres sont intimement liés à cette nouvelle pensée qui a engendré une nouvelle messe, le Novus Ordo Missæ. Et ainsi de toutes les réformes. Tout se tient. Avec une redoutable logique interne. Oui, il faut le dire et le répéter, les bouleversements imposés dans la vie de l’Église depuis le Concile sont les fruits de l’irruption en son sein d’une pensée étrangère et destructrice de la spécificité catholique.
Le plus tragique dans cette situation vient de ce que cette pensée non catholique est comme assumée par l’autorité de l’Église et imposée au nom de l’obéissance, ce qui a rendu sa diffusion malheureusement si efficace et a empêché une réaction normale d’opposition dans tout le Corps Mystique contre le poison mortifère.
L’encyclique sur l'Eucharistie et la messe du 24 mai
Lorsque nous considérons les divers événements de ces derniers mois, il me semble important de rappeler cette trame tragique de notre histoire. En effet notre critère de jugement pour apprécier les événements de l’Église et du monde doit nécessairement inclure cette donnée fondamentale : nous ne pourrons estimer comme valables, déterminants et vraiment bons, que les événements influant réellement sur cette trame. En clair, nous croirons que Rome fait vraiment un geste envers la Tradition si et lorsque celui-ci, d’une manière ou d’une autre, infléchira et corrigera la ligne générale anti-traditionnelle qui continue à empester l’Église.
La nouvelle encyclique sur la sainte Eucharistie a-t-elle eu cette influence ? Malgré les apparences et les très heureux rappels du Concile de Trente, malgré la dénonciation d’un certain nombre d’abus, toutes choses bonnes en soi et que nous saluons avec joie, la pensée de fond et l’ensemble des circonstances qui accompagnent cette Encyclique nous font répondre : malheureusement non. La messe à laquelle fait référence l’Encyclique d’un bout à l’autre est bien la nouvelle messe, la messe réformée au nom de Vatican II. Cela dit tout. Cela implique une volonté de modifications cosmétiques et superficielles et non pas un changement radical absolument nécessaire pour "revenir à la Tradition". Nulle part on ne trouve une remise en question même partielle des réformes liturgiques, même si on admet des erreurs, des abus etc. Cette encyclique n’entend pas revenir en arrière, elle entend seulement ordonner de manière moins mauvaise la doctrine sur la sainte Eucharistie. Si l’on est disposé à changer la confiture, on refuse a priori de changer la tranche de pain moisi sur laquelle on l’a étalée. Si bien que l’ensemble reste indigeste et dangereux pour la santé.
La messe célébrée par le Cardinal Castrillon Hoyos le 24 mai dans la Basilique de Sainte Marie Majeure dont nous nous sommes réjouis serait-elle ce signal du retour ? Serait-elle à interpréter comme une faible expression d’une ferme volonté de changer le cours désastreux des événements ? Par manque de conviction, par peur de l’opposition progressiste, le geste beau restera un geste unique et n’est pas l’heureuse annonce de la libération de la messe tant attendue par les fidèles de la Tradition : le prêtre-assistant de cette messe, celui qui avait l’honneur d’accompagner le Cardinal à l’autel, bien que muni du Celebret Ecclesia Dei s’est vu refuser le matin même du 24 mai la célébration de cette messe tridentine à Saint Pierre. Voilà qui est éloquent.
Il y a ainsi un mélange incompatible d’ancien et de moderne, du moins c’est ainsi que nous le voyons, à la lumière de la Tradition. Mais l’esprit moderne, pour qui le principe de non contradiction est sublimé ne l’entend pas comme nous : il absorbe les deux éléments antagonistes. Il accepte le contradictoire ; à une condition cependant : que l’ancien renonce à le rejeter, qu’il renonce à l’exclusivité.
Le caractère contradictoire se retrouve de manière éclatante — dans l’Encyclique — dans la question de l’admission des non catholiques à la communion. La distinction entre groupe (à qui il faudrait refuser la sainte Eucharistie parce que hors de la communion ecclésiale) et individu (à qui on peut la donner s’il croit en la sainte Eucharistie) n’est pas acceptable. Car et la foi et la communion ecclésiale sont indépendantes de la question de groupe.
La théologie enseigne que la négation d’une seule vérité de la foi suffit pour ôter toute la foi (cf. Pie XII, dogme de l’Assomption). Et donc on ne peut pas dire du non catholique qui rejette certains dogmes qu’il aurait objectivement la "foi en la sainte Eucharistie" et que cette condition serait suffisante pour recevoir la communion.
Relations avec Rome
Nous rencontrons le même problème quant à nos relations avec Rome. Si Rome est disposée à nous recevoir et même nous y invite, c’est dans cette nouvelle perspective large et pluraliste qui accepte que des points de vue contradictoires puissent coexister (puisqu’elle ignore la contradiction). Il ne s’agit pas ici d’opinions divergentes acceptables et qui font la richesse de l’Église dans leur diversité. Il s’agit d’une pensée non catholique qui veut à tout prix se faire accepter par et pour tous.
La foi catholique par contre est exclusive, comme toute vérité ; elle ne peut accorder de droit à son contraire, même si des circonstances extérieures en vue du bien commun demandent parfois la tolérance.
L’esprit catholique qui découle de cette foi est exclusif, lui aussi, et il est incompatible avec l’esprit du monde, même si dans la vie de nombreux fidèles on peut rencontrer cette incohérence et ce mélange de catholique et de mondain.
Nous sommes conscients que notre exposé est un peu schématique. Lorsque nous parlons de Rome moderne ou de Rome actuelle, il faut ajouter que celle-ci n’est pas moderniste de façon monolithique, et qu’à Rome même un certain nombre de prélats veulent réagir contre cette catastrophe ; mais jusqu’ici, tout indique que la ligne directrice reste encore celle des réformes post-conciliaires, au nom du Concile intouchable. Il reste que implicitement ou explicitement c’est toujours le Concile et la nouvelle messe — en tant que norme actuelle et générale de la vie catholique — que Rome entend nous imposer. C’est bien cette pensée étrangère dont nous avons parlé plus haut que l’on veut encore et toujours nous faire avaler. Rome en fait la condition sine qua non de notre régularisation. Il ne nous reste donc qu’à continuer notre grève de la faim (des nouveautés), jusqu’à ce qu’enfin Rome veuille bien nous donner — et à tout le Corps mystique — le pain nourrissant de la Tradition catholique que nous quémandons dans cette nuit déjà bien longue. Mais nous ne nous lasserons jamais de frapper. C’est le Seigneur qui nous a enseigné à faire ainsi. Et il a les paroles de la Vie Éternelle. Nous croyons à Sa Toute-Puissance, nous croyons à Ses promesses.
Daigne Notre Dame, Mère de l’Église, si grande et si maternelle nous protéger, nous conduire sur les chemins de la patience et de la fidélité et, "cum prole pia", vous bénir abondamment.
En la fête du Précieux Sang, 1er juillet 2003
+ Bernard Fellay
Supérieur Général