Tristes, mais toujours joyeux

Pour le 4ème dimanche de Carême, lors de l'introït, l'Église met sur nos lèvres les paroles d'Isaïe : "Réjouis-toi, Jérusalem !" Mais comment se réjouir quand tant de maux innombrables nous entourent et menacent notre salut ? C'est un paradoxe que beaucoup de catholiques tentent d'éviter.

Les mondains vivent un compromis entre leur foi et les plaisirs de ce monde. Alors qu'ils agissent comme des catholiques le dimanche, ils adoptent les coutumes et les slogans de la société mondaine pendant la semaine. Ces personnes sont des "catholiques du dimanche". Le Christ met sévèrement en garde ces chrétiens tièdes dans le livre de l'Apocalypse : "Parce que vous n'êtes ni chaud ni froid, je vous vomirai de ma bouche".1

Or, le modernisme tente aujourd'hui une nouvelle forme de compromis. Il le fait en ignorant le péché, dont la vue provoque la tristesse, et ne retient de la spiritualité chrétienne que l'amour de Dieu et la bonté de l'homme. Cette spiritualité amputée a littéralement crevé les yeux de nombreux catholiques, y compris dans les rangs les plus élevés du clergé : ils ne voient plus le mal et ne veulent plus le voir.

L'exemple le plus récent de cette compromission est le document Fiducia Supplicans. Mais l'aveuglement ne produit pas la vraie joie. C'est pourquoi la liturgie moderne utilise les artifices joyeux du monde pour donner une fausse apparence de joie : guitares, tambours, chanteurs, applaudissements, et parfois cris qui frisent l'hystérie (notamment chez les charismatiques) ... tout l'attirail du monde y passe. Mais cette joie ressemble plus à la joie d'un alcoolique qu'à celle des enfants de Dieu !

À l'autre bout du spectre, il y a ces catholiques qui n'ont d'yeux que pour le mal. Leur vie est pleine d'anxiété et de tristesse parce qu'ils ne voient que ce qui est mauvais et désordonné autour d'eux. Il est remarquable que ces chrétiens ne finissent pas dans le désespoir ! Comme leurs prédécesseurs, ces malheureux vivent d'une spiritualité amputée : ils ont oublié la puissance de la grâce.

Fulton J. Sheen a magnifiquement résumé le motif profond de la joie chrétienne : "Le païen doit toujours être pessimiste, car il doit toujours sentir que cette vie est trop courte pour donner une chance à un homme, et le chrétien sera toujours optimiste, car il sait que cette vie est assez longue pour donner une chance à un homme pour l'éternité".2

La racine de notre joie est donc la certitude que cette vie a un but qui n'est pas terrestre. Cette vie nous a été donnée pour que nous puissions nous sanctifier et obtenir la joie éternelle du Ciel. Nous devons vivre à la lumière de cette doctrine au milieu des joies comme des peines.

Au milieu des bénédictions, des joies légitimes, pas des joies qui résultent du péché, il est facile de goûter à la joie divine et surnaturelle. Au milieu de la tristesse, par contre, c'est plus difficile. Comment se réjouir quand on voit ses propres fautes et le mal qui nous entoure ? C'est alors que le vrai chrétien se détourne résolument des fausses joies mondaines ou modernistes. Il ne veut pas s'accommoder du monde, ni s'aveugler sur le mal, en pensant que le mal n'est pas si grave parce que Dieu est Amour ! Le chrétien est avant tout lucide. Saint Bernard écrivait au Pape Eugène : "La société des méchants n'est pas plus sûre pour ta vertu que la proximité d'un serpent ne l'est pour ta vie".3

Le chrétien lucide prend le temps de réfléchir aux moyens de sa sanctification. Saint Bernard écrivait : "l'homme spirituel doit faire précéder toutes ses actions de cette double considération : Premièrement, est-ce permis ? Deuxièmement, est-ce convenable ? (...) Tout ce qui est permis n'est pas nécessairement convenable ou utile".4

Notre réponse doit être considérée à la lumière de notre fin ultime. Ainsi, nous pouvons nous tenir à l'écart, nous et nos familles, de nombreux maux qui pourraient menacer notre salut.

Mais qu'en est-il des dangers auxquels nous ne pouvons échapper ? Parce que nous vivons dans un monde matérialiste, il est impossible d'éviter tous les dangers. Saint Bernard a écrit : "Utilise sagement un mal dont tu n'es pas l'auteur pour faire tout le bien que tu peux".5

Pour ne citer qu'un exemple : nous pouvons profiter de l'immoralité ambiante (dont nous ne sommes pas les auteurs) pour redécouvrir le projet du Créateur sur la famille ainsi que les lois qui régissent le mariage et la vie familiale. Nous pouvons expliquer ces lois à nos jeunes et pratiquer ensemble la vertu de pureté en mettant en œuvre des moyens concrets pour éliminer ces sources de perversion de nos vies.

Tel est le paradoxe chrétien : d'une part, nous entendons : "Réjouis-toi, Jérusalem !" parce qu'en tout lieu et en tout temps, la grâce de Dieu nous appelle au salut éternel. D'autre part, l'Évangile nous dit : "Heureux ceux qui pleurent" parce que le mal, et en particulier le mal moral, est source de tristesse. Pleurer à la vue du mal, c'est déjà manifester le désir de s'en éloigner pour s'attacher au Christ, véritable source de joie. Tristesse et joie coexistent donc dans l'âme, et il en sera ainsi tant qu'il y aura du mal dans le monde. Cette tristesse, dans la mesure où elle nous éloigne du péché, nous oriente infailliblement vers la possession du bien éternel qui est l'unique source de la vraie joie.

  • 1Apoc. III,16
  • 2Go to Heaven, p. 20
  • 3De consideratione, L. IV, 9.
  • 4Id, L III, 15
  • 5Id, L I, 12